sometimes i feel like my only friend is the city i live in, the city of angels.
Entretien avec un vampire.
L'atmosphère était pesante, presque malsaine. La pièce était parfaitement aménagée. Des gros meubles en bois ornaient chaque recoin et l'espace était parfaitement propre. De gros et épais rideaux étaient tirés devant chaque fenêtre, rendant la pièce encore plus sombre qu'elle ne l'était en plein jour. Apparemment, la pénombre aidait à rendre l'espace plus intime et ainsi, s'y sentir à l'aise y était plus évident. Enfin, c'était ce qu'avait déclaré la psychothérapeute, parce que Rafael, lui, ne se sentait pas du tout à son aise. Certes, le fauteuil dans lequel il était installé depuis une bonne demi heure était confortable, mais l'endroit lui foutait la frousse. Seul le tic-tac récurant de l'horloge accrochée au-dessus de la grosse étagère face à lui brisait le silence beaucoup trop pesant.
"Vous ne pouvez pas arrêter ce machin ?", déclara alors le jeune homme, de plus en plus mal à l'aise face au regard lourd que posait sur lui la quinquagénaire assise en face de lui.
"Et si on parlait de vos hallucinations, plutôt ?". Ça avait le mérite d'être clair, bien que cette déclaration lança un froid monumental. Ses hallucinations, comme elle venait de le dire, n'étaient pas un sujet dont le jeune homme aimait parler. Le mot en lui-même le dérangeait.
Hallucination : perception sensorielle sans présence d'un stimulus détectable. Que de mots compliqués pour quelque chose qui avait bouleversé sa vie. Que de mots compliqués pour masquer une triste réalité.
Il était fou. Du moins, c'est ce qu'il pensait... c'est ce qu'
on lui avait fait penser.
Fou.
"Je... j'ai pas envie d'en parler...", avoua-t-il bien difficilement. Voilà qu'il commençait à bégayer. C'était mauvais signe. Son rythme cardiaque s'emballait et il sentait la panique prendre possession de lui. C'était généralement quand il se retrouvait dans ce type d'état que tout dérapait. Et il n'avait aucun contrôle dessus. Il en avait peur. Peur de ce qu'il était capable de faire.
Peur de lui-même. La femme nota quelques mots sur le carnet qu'elle avait posé sur ses genoux et reporta son entière attention sur le jeune homme. Elle semblait si calme, si sereine et pourtant, son regard le transperçait de toutes parts. C'était gênant, cette sensation de se faire analyser, que chaque geste, chaque mot peut jouer en votre faveurs ou bien, défaveur.
"Vous savez, Rafael, je suis de votre côté. Je suis là pour vous aider à vous soigner et contrôler le mal qui vous ronge.". Elle était toujours aussi calme et il ne savait pas comment, mais cette femme avait un drôle d'effet sur lui. La première fois qu'il l'avait vu, il avait été méfiant. Elle était trop propre sur elle. Cheveux bien coiffés, maquillage impeccable, tailleur de grande marque... Même ses meubles étaient dans un états de propreté incroyable. Pas une ombre de poussière.
Rien. Toute sa vie semblait être minutée à la perfection. Désormais, alors que son regard d'un bleu océan incroyablement perçant le scrutait sans ciller, il sentait en elle un soutient. Un appuie. Quelque chose qu'il n'avait pas ressenti depuis très longtemps :
de la compréhension. Peut-être avait-elle raison ? Peut-être pouvait-elle l'aider à se soigner ?
"Vous aviez quel âge lorsque votre grand frère est décédé ?", demanda-t-il, brisant le nouveau silence qui avait pris place. Rafael déglutit difficilement. Pourquoi lui parlait-elle de son frère ? Ne devait-elle pas se concentrer sur lui et uniquement lui ? Il ne comprenait pas, mais s'astreignit de faire la moindre remarque.
"Je euh... j'avais douze ans.", répondit-il un peu difficilement. Sa gorge était incroyablement sèche, son pouls était beaucoup trop rapide et il avait soudainement beaucoup trop chaud. Il se sentait un peu nauséeux, mais il s'abstint de faire la moindre remarque à ce sujet. Parler de son feu frère aîné n'était pas non plus un sujet sur lequel il aimait particulièrement s'épancher. Après neuf ans, la blessure restait encore intacte et le sujet quelque peu tabou.
"Vous vous souvenez de l'accident ?". Une nouvelle fois, il avala difficilement sa salive. Les images lui revenaient en tête par flash. C'était très désagréable et il tentait de les ignorer, la plupart du temps. Tous ses souvenirs faisaient remonter en lui bien trop de sentiments et il avait du mal à gérer tout cela.
"Ou...oui.", avoua-t-il doucement, alors que la psychothérapeute écrivait quelques mots sur son carnet, toujours posé sur ses cuisses. Il n'aimait pas la tournure beaucoup trop personnelle que prenait cet entretient. Cependant, il n'avait pas le choix,
on ne le lui avait pas donné. Et peut-être était-ce le chemin vers la guérison ? Il l'espérait de tout cœur.
"Voulez-vous bien m'en faire part ?". Elle lui en demandait beaucoup et très certainement le savait-elle. La mort de Junior, son frère, avait été un drame sans précédent qui avait détruit sa famille. Junior était l'aîné, l'enfant chéri. Du haut de ses dix-neuf ans, il avait tout pour lui : de bonnes notes à l'école, une copine que tous les autres garçons lui enviaient, il était capitaine de son équipe de sport... Junior était la fierté de ses parents et sa mort n'avait pas seulement laissé un grand vide dans le foyer Barckley, elle avait également poussé les deux époux à se séparer.
"Je euh... c'est assez vague... j'ai seulement quelques bribes qui me reviennent parfois... Quand je dors, surtout...". Ses souvenirs ne lui laissaient pas une minutes de repos, même lorsqu'il fermait les yeux. C'était un cauchemar qu'il vivait au quotidien. La mort de Junior n'était pas une chose dont il parlait facilement. Sa mère ne s'en était jamais remise et au fond, il savait qu'elle portait une certaine rancœur à son encontre. Il savait qu'elle aurait préféré que ce soit lui, à la place de Junior, qui perde la vie ce jour là.
"Et que voyez-vous ?". Il avait chaud, extrémement chaud. C'était la première fois qu'il en parlait. En neuf années, jamais il n'avait évoqué la mort de son frère.
Pas une fois. C'était un sujet tabou, quelque chose qui lui était interdit d'évoquer, comme si en se taisant, la douleur allait disparaitre. Sa mère refusait catégoriquement d'entendre quoique ce soit concernant la mort de Junior. Alors, Rafael avait fait avec, s'y habituant presque avec le temps.
"Je... c'est... assez flou...", commença-t-il en plissant les yeux. Il donnait le meilleur de lui même pour fournir la réponse la plus claire et simple possible à sa vis-à-vis, mais c'était compliqué.
"Je suis dans une voiture, la vieille Cadillac de grand-père... Il fait nuit et Junior conduit. Il rit en conduisant, les cheveux au vent et... et il chante les paroles de la chanson qui passe à la radio... Je crois que c'est une chanson des Sex Pistols, mais je suis pas sûr...". Il commençait sérieusement à transpirer et les yeux de la femme planté sur lui n'arrangeaient rien du tout. Il avait envie de partir, pleurer, crier, taper quelque chose... Tout et n'importe quoi pouvant lui faire évacuer ce trop plein de sentiments qu'il gardait au fond de lui. Il savait qu'il avait du mal à gérer ses émotions, il le savait parce que c'était à cause de ça qu'il était, aujourd'hui, assis sur ce fauteuil, et ça lui faisait peur.
"Et d'un coup, la musique s'arrête... il y a un énorme silence... Ce genre de silence qui vous fait mal aux oreilles...", ça n'avait aucun sens, il en avait conscience, mais continua malgré tout.
"Il n'y a plus de musique, plus de rires... je ne sais même pas où on est. Tout ce que je vois, c'est le visage de Junior, couvert de sang et ses yeux grands ouverts qui me fixent... sans vie...". Ce regard, il ne l’oubliera jamais. Rafael cessa alors son récit. Elle connaissait la suite de toute façon. Les pompiers qui arrivent, Junior mort sur le coup, le visage apeuré du conducteur du camion qui leur était rentré dedans, les pompiers qui le font sortir de la voiture et puis...
le noir. En une fraction de seconde, sa vie avait basculé et il avait sombré.
"Et vos hallucinations, vous les avez depuis quand ?". Et d'un coup, tout s'éclairait. Il comprenait enfin la raison pour laquelle elle lui avait fait parler de son frère, de sa mort et de l'accident. Tout était lié. Il n'avait jamais véritablement fait le rapprochement... ou peut-être que si. Il niait l'évidence, c'était tout. Et là, dans le bureau de cette grande psychothérapeute, il comprenait enfin.
"Ça a commencé un mois après l'accident...". Il s'en souvenait parfaitement. C'était un soir, alors qu'il était dans sa chambre.
Il avait vu Junior. Ça n'avait duré qu'une fraction de seconde, mais il l'avait vu, il en était certain. Sur le coup, il s'était dit que c'était la fatigue, peut-être l'avait-il rêvé... mais l'image de son frère, assis sur le lit dans sa chambre restait gravée dans sa mémoire. Il n'en avait parlé à personne. Ses parents étaient en train de se séparer et ils devaient tous gérer le deuil d'un être proche. Il ne voulait pas en rajouter une couche et avouer perdre les pédales.
"Et ces hallucinations, elles étaient nombreuses ?". Rafael fronça un instant les sourcils, tentant de se remémorer les événements passés. Le divorce de ses parents, le départ de son père pour l'Angleterre, le mutisme de sa mère, les regards de ses camarades de classe...
Il avait changé, il n'était plus ce petit garçon innocent et plein de vie. Il était devenu solitaire et avait du mal à s'ouvrir aux autres.
"Au départ non... Il n'y en a eu qu'une seule, après la mort de Junior... mais j'étais... différent...", avoua-t-il à mi voix. Il avait changé. Ce n'était pas flagrant au départ. Ça avait empiré avec les années.
"Comment ça, différent ?", reprit la femme. Pour la première fois, elle avait froncé les sourcils, sortant de cet état de quiétude dans lequel elle semblait constamment plongée. Rafael était nerveux. Et si elle le prenait, elle aussi pour un fou ? Et si, au lieu de le soigner, elle l'emmenait dans un hôpital psychiatrique et le faisait enfermer ? Il avait, certes, peur de lui-même, mais était-il dangereux au point qu'on l'enferme ?
"Avant l'accident, j'étais un enfant assez calme... et après j'ai... je changeais d'humeur facilement. Je pouvais passer des rires aux larmes en une fraction de seconde...". Son état n'avait fait qu'empirer avec les années. Passer du rire aux larmes est une chose. Du rire à la colère en est une autre. Il ne savait pas vraiment pourquoi il agissait ainsi, ça dépassait son entendement et il ne contrôlait rien.
Rien du tout.
"Pourquoi ne pas en avoir parlé à un médecin ?". C'était une bonne question et Rafael haussa légèrement les épaules avant de répondre.
"Maman pensait que c'était l'adolescence qui arrivait... J'agissais bizarrement, mais... je paraissais encore normal". Il grimaça à son dernier mot.
Normal. Il n'était pas normal. Peut-être le serait-il jamais ? Lui, ce garçon banal qui n'avait jamais rien demandé à personne.
"Qui est James ?". Le jeune homme grimaça. Il en avait presque les larmes aux yeux. La femme en face de lui semblait tout à fait à son aise et lui... se sentait de moins en moins bien au fur et à mesure que les secondes défilaient. Il ne s'était jamais livré. Personne ne lui avais jamais véritablement accordé d'importance. Sa mère était assez occupée entre ses ateliers de couture, ses rendez-vous avec le club de lecture du quartier et sa participation à diverses associations caritatives. Son père lui, était parti en Angleterre et il ne l'avait vu qu'une seule fois depuis le divorce, lors du remariage de ce dernier. Personne ne lui accordait véritablement de l'importance, parce qu'il était un garçon timide qui se fondait facilement dans la masse. Et ça lui allait bien... Du moins,
c'est ce qu'il croyait.
"C'est euh... le petit-ami de Kelly, ma meilleure amie...". Du moins, son ancienne meilleure amie, parce qu'avec ce qu'il s'était passé, il se doutait qu'elle ne veuille plus jamais lui parler. Il la comprenait... même s'il avait beaucoup de mal à l'accepter.
"Que représente Kelly pour vous ?". Elle visait juste, mettant le doigt sur le problème de fond qui avait tout déclenché. C'était apeurant de voir à quel point elle voyait juste en seulement quelques minutes. Et l'état de nervosité grandissante de Rafael en témoignait aisément.
"C'est euh... ma voisine... on se connait depuis nos seize ans et...". Il laissait sa phrase en suspens, ignorant s'il aurait un jour le courage de le dire à haute voix. Il avait honte de lui, de ce qu'il avait fait.
Terriblement honte.
"et vous l'aimiez...", termina la femme, faisant relever le regard de Rafael sur elle. Elle avait, une fois de plus, visé juste et à bout de souffle, le jeune homme répondit un simple :
"oui".
Oui, il avait aimé Kelly. Il avait eu une petite amie par le passé, mais c'était un moyen d'oublier son amour pour sa voisine et meilleure amie. Parce qu'il savait bien qu'elle ne voyait en lui qu'un ami, un confident et rien de plus. Il n'était pas de ce genre de garçon par lequel on se sent tout de suite attiré. Les filles l'aimaient bien, mais seulement en tant qu'ami.
Rien de plus. Et il s'en fichait des autres filles, la seule qui comptait, c'était Kelly.
"Il s'est passé quoi le soir de la fête de son anniversaire ?". Il détestait cette femme. il la haissait de lui faire dire de telle chose enfouies au fond de son être. Il n'aimait pas parler de lui, il n'aimait pas se mettre en avant. Et pourtant, il devait faire des efforts, s'il voulait se soigner.
"Je... elle était avec James, y avait beaucoup de monde...", se rappela-t-il, les yeux dans le vague.
"James était ce genre de mec que toutes les filles adorent. Grand, musclé, une belle gueule... et de toutes, il avait choisi Kelly...". La femme écrivit quelques mots sur son carnet avant de relever son regard sur le jeune homme face à elle.
"Et ça vous énervait ?". Il plissa les lèvres et répondit un simple :
"oui.". Il était honnête. Il détestait ce James, qui le mettait continuellement dans l’embarra en se moquant de son physique, sa coupe de cheveux ou même de sa façon de parler. Il haïssait ce mec qui lui avait piqué sa meilleure amie. C'était à peine si elle lui adressait deux mots depuis qu'elle sortait avec son sportif.
"Que s'est-il passé ce soir là ?". Rafael souffla un bon coup.
C'était dur. Très dur d'en parler, parce qu'il avait honte. Terriblement honte.
"J'ai bu... pas énormément, mais assez pour m'embrouiller l'esprit et... j'ai vu James embrasser une autre fille...". C'était de là que tout avait commencé. Il se souvenait encore de cette colère qui était montée en lui. De la rage avec laquelle il avait abattu ses poings sur la gueule d'ange de son ennemi. Il se souvenait encore de son corps, ne répondant plus à son esprit.
"C'était une hallucination, n'est-ce pas ?". Il se mordit la lèvre inférieure, n'osant même plus regarder la femme et honteux, répondit un simple :
"oui". James n’avait jamais embrassé une autre fille.
Il l'avait imaginé, parce qu'il rêvait de voir le couple de sa meilleure amie partir en éclat. C'était égoïste et au fond, il avait pris du plaisir à frapper ce garçon. Du moins... jusqu'au moment où Kelly s'était jetée sur un James couvert de sang. La vue de sa meilleure amie en pleurs lui avait fait reprendre pied avec la réalité.
Boum. C'était dur, c'était violent et c'était douloureux. James avait passé trois mois à l'hôpital, juste parce que Rafael avait des hallucinations. C'était de là que tout était parti. De là que sa mère avait réellement pris conscience que son fils avait un problème.
Qu'il était fou. De là qu'on lui avait mis cette idée dans l'esprit et de là que le juge lui avait ordonné d'allé voir un spécialiste, pour savoir si oui, ou non, il avait voulu frapper James. Tout paraissait clair maintenant. Tout était lié et il venait tout juste de le comprendre. Alors, après un long moment de silence, la femme posa son carnet sur la table à sa droite et posa un regard compatissant sur le jeune homme dévasté face à elle.
"Vous n'êtes pas fou, vous savez. Juste malade. Et comme toute maladie, la votre se soigne."